Les tribulations du dernier Sijilmassi, le dernier roman de Fouad Laroui
La rentrée 2015 est là avec sa traditionnelle avalanche littéraire. Rythme affolant de l’édition qui veut que la nouvelle livraison renvoie celle de 2014 au placard. Le nouveau cru constitué de 589 nouveaux romans avec 393 romans français (dont 68 premiers romans) a déjà envahi en ce mois d'août rayons et colonnes des journaux. Or, parmi les romans en attente sur notre liste de lectures de l’été, nous avons pu repêcher et déguster, entre autres, celui de Fouad Laroui sorti en août 2014. Et que nous enjoignait-il précisément ? De ralentir, d’entraver le rythme qui nous est imposé, d’opter tel a "https://www.cia-france.com/francais-et-vous/sous_le_platane/35-exploitation-dun-article-du-journal-nice-matin-redige-par-gaelle-belda.html" Gérard Juttin, le Niçois, pour la lenteur. Nous nous y attelons de bon cœur.
[Un jour, alors qu’il se trouvait à trente mille pieds d’altitude, Adam Sijilmassi se posa soudain cette question : Qu’est-ce que je fais ici ?] P9
Ainsi commence le dernier roman de Fouad Laroui. Son personnage, brillant ingénieur du très réputé Office des bitumes du Tadla, promis à une vie dont la plupart des Marocains rêveraient est soudain tenaillé par une question existentielle alors que, de retour vers le Maroc après avoir conclu avec succès une mission commerciale en Inde, son avion survole la mer d’Andaman : Qui est-il finalement ? Lui, Adam Sijilmassi, le cadre dynamique, le baroudeur infatigable au service de la balance commerciale du Maroc, traversant pays, aéroports et hôtels internationaux aux quatre coins de la planète [il pensa à son grand-père, le hadj Maati, digne vieillard assis, immobile, dans le patio de sa demeure, qui occupait ses jours et consumait ses nuits à compulser d’augustes traités composés mille ans plus tôt à Bagdad ou en Andalousie, des trésors dont les lettres tracées en coufique ou en naskhî révélaient du monde autre chose que le prix du bitume ou de l’acide – ou le compte en banque de l’acheteur indien. Adam se rendit compte que son grand-père n’avait jamais dépassé la vitesse du cheval lancé au galop dans la plaine des Doukkala – et ce galop-là contenait en lui toute la noblesse qu’un homme peut désirer.] P11
Saisi à bord du Boeing d’un irrépressible dégoût de la vitesse, Adam Sijilmassi, conçoit une soudaine aversion pour la modernité, pour sa futilité. Il ne tient qu’à lui de s’essayer à une autre existence. C’en serait, alors, fini de ce rythme aussi effréné que vain. A son arrivée à l’aéroport de Casablanca, Adam décida donc [d’ignorer la meute de chauffeurs de taxi, il se dégagea du mieux qu’il put, répétant qu’il possédait une voiture et qu’elle l’attendait au parking. Pourquoi ce mensonge ? Il lui sembla que c’était ce qu’il fallait dire parce que c’était plus vraisemblable que la décision qu’il venait de prendre : il allait marcher jusqu’à Casablanca.] P15
S’affranchir de la voiture pour commencer. Couvrir les 30 kilomètres à pied, quel beau pied de nez à la modernité, quel bel éloge de la lenteur pour valider ce changement radical de vie qu’il venait d’opérer !
Las ! C’était sans compter sur certains traits culturels de ses compatriotes. Notre ingénieur en costume cravate, traînant une valise à roulettes sur le bord de la route poussiéreuse constitue une apparition inconfortable pour tout automobiliste. Et Fouad Laroui de s’en donner à cœur joie : de son humour dévastateur il nous livre les échanges entre Adam et des concitoyens de tous poils. En bons Marocains, ils ne peuvent passer à côté d’un homme, manifestement en galère, sans lui faire part de leur sollicitude obstinée. Quand ce n’est pas la gendarmerie royale qui, rendue méfiante par ce piéton volontaire, l'accostera, lui demandera ses papiers et exigera qu’il se laisse raccompagner chez lui.
Quant à sa deuxième décision: présenter sa démission et quitter l’Office des bitumes, elle lui attire une incompréhension bien plus prononcée de la part de sa femme, Naïma, la première à qui il annonce sa fatidique résolution : [Oui, je vais changer de vie. Je ne veux plus me retrouver dans un avion, puis dans un autre, couchant dans des hôtels qui se ressemblent tous, mangeant du caoutchouc ou du feu, me réveillant à Kuala ou à Sydney en me demandant où je suis, parfois même qui je suis, courant, transpirant, menaçant, cajolant ; et tout ça pourquoi ? Pour vendre du bitume. Du bitume ! (…) Qu’est-ce qui nous est arrivé ? Je veux dire : nous les Marocains ? Mon grand-père vivait paisiblement du côté d’Azemmour, qu’il n’a jamais quitté. Mon père n’a jamais pris l’avion… cela fait des siècles que nos ancêtres vivaient en symbiose avec la nature. Le jour venu, ils quittaient le monde sans l’avoir dérangé…Mais nous… Pourquoi vivons-nous ainsi, pressés, affairés ? Cette vie est absurde. Je veux vivre autrement. Lentement, comme mon père et mon grand-père.] P44
En lieu et place d’une certaine compassion, ou à défaut, d’une certaine compréhension, Naïma lui décochera, excédée, un : [Je ne comprends rien à toute cette histoire. Ce n’est pas la première fois que tu vas chez les Chinois (elle nommait « Chinois » tous les Asiatiques), pourquoi tu es revenu maboul cette fois-ci ? Tu as mangé du serpent ? Du rat ? Je t’avais dit de ne rien manger chez les Chinois.] P47
Et son directeur lui lancera avec la même incrédulité : [Comment ça, vous démissionnez ? Vous ? Mais vous êtes notre meilleur élément !], et de poursuivre [Je ne devrais pas vous le dire, Adam, mais nous, les directeurs, nous vous avons repéré, nous gardons l’œil sur vous, nous vous gobons comme disait le maréchal Lyautey. Vous serez directeur un jour ! Directeur ! La voiture de service ! Les bons d’essence ! La prime deux fois l’an ! La secrétaire, plus jolie que d’autres !]… Liste qu’Adam interrompit en demandant : [Cela veut dire, monsieur, que je prendrai régulièrement l’avion ?] P58
On ne rejette pas si facilement que ça une vie, un statut social privilégié d’homme moderne. Adam apprendra qu’il est difficile de vouloir aller à contrecourant du monde tel qu’il va. Adam Sijilmassi va devoir s’expliquer et s’expliquer encore comme par exemple, auprès de l'éminent psychiatre Bennani qui est appelé à se pencher sur les lubies (ou la dépression) d’Adam : [Donc, ce que je ne comprends pas, c’est : voulez-vous « ralentir », comme vous dites, en tant qu’homme, Homo sapiens, parce que le monde moderne va trop vite ; ou bien en tant que Marocain « postcolonial » qui rejette l’Occident et la vitesse ? …Qui veut revenir au rythme de vie de nos ancêtres ? Il y a deux choses distinctes là-dedans.] P94 Question ô combien pertinente ! Car Adam s’interroge, comme beaucoup, sur les méfaits de la modernité. Comme ces éco-consommateurs à l’origine du succès des rayons bio; comme ces éco-citoyens adeptes du vélo au détriment de la voiture en centre-ville et qui plébiscitent le développement de l’économie du partage, fusse-t-elle promue par des géants de l’Internet ; ou d’autres encore, qui, pour échapper au rythme imposé par le métro, boulot, dodo depuis les années 1970, et avides d’authenticité, fuient Paris et prônent un nouveau retour à la terre.
Mais pour Adam, la remise en question dépasse de loin celle de nos bobos, car il doit également gérer la double culture qui est en lui. Ayant fait sa scolarité en français, dans le très coté lycée Lyautey de Casablanca1, poursuivie sans nul doute par des études supérieures en France, il est le produit de cette culture française, auréolée de la modernité occidentale, de la « Civilisation » dont elle se drapait, qui fut imposée au Maroc et régne encore sur ses élites. Le « Qui suis-je ? » d’Adam fait donc écho à son questionnement d’homme, de citoyen se demandant où la fuite en avant conduit l’humanité, et, dans le même temps, à cette francisation éducative reçue et adoptée. Tel un rouleau compresseur l'école française n'a-t-elle pas tout écrasé sur son passage, occultant à Adam Sijilmassi des pans entiers du grand patrimoine culturel millénaire du Maroc dont il se sent étranger aujourd’hui ? La question du docteur Bennani vaudra à Adam la précision suivante : [Ecoutez, je ne rejette pas l’Occident, en gros et en détail, comme ces idiots de Salafistes qui veulent vivre comme à l’époque du Prophète. Je sais bien que c’est impossible. On ne peut pas nourrir des milliards d’individus avec une houe et des binettes. En même temps, j’ai quand même la nostalgie de l’époque de mon père et de mon grand-père…même si je ne l’ai pas vraiment connue, cette époque. Il me semble qu’elle correspond davantage à ce que je suis vraiment…] P95
Nonobstant, le besoin de ralentir la course de sa vie, s’accompagnera naturellement chez Adam d’un autre besoin tout aussi irrépressible : celui de retrouver ses racines culturelles. C’est dans sa ville natale d’Azemmour (qu’il rejoindra également à pied depuis Casa) qu’il entreprendra son double retour aux sources. Dans le riad ancestral familial où il s’est mis à l’écart du monde tel Alexandre le bienheureux2, il va découvrir un vieux coffre en bois contenant un trésor : la fameuse collection de livres anciens de son grand père. [Le cœur battant, il en prit quelques-uns et les emporta avec précaution dans sa chambre, craignant qu’ils ne s’effritent sous ses doigts comme ces fragiles manuscrits de Tombouctou (…) Tous ces livres étaient en arabe. Il les examina soigneusement puis en choisit un : Hayy Ibn Yaqzân, d’Ibn Tofayl. Il se mit à déchiffrer les phrases, lentement, avec le sentiment exaltant de mettre enfin à exécution la dernière partie du plan qui s’était formé peu à peu dans sa tête (…) C’était tout simplement inouï, ce qu’il allait faire. Il allait, comment dire ? …se détricoter. Vider sa tête…ou plutôt, soigner sa tête (…) en extirper la grille de mots, la grille qui l’obligeait à dire ; par la même occasion, pratiquer l’ablation de cette manie du progrès, de la vitesse (…) Et pour ce faire, pour effectuer ce grand détricotage, il fallait emplir sa tête d’autre chose, d’une autre grille de mots, plus humaine, plus naturelle…plus lente ?...et ce serait précisément celle qui accompagna toute sa vie le hadj Maati, son grand-père, et Si Abdeljebbar, son propre père. Pour commencer, il lui fallait se plonger dans leur langue, lire leurs livres, avoir leurs références.] P159-160
Fouad Laroui, de son style habituel où l’absurde côtoie le grandiose3, nous propose une œuvre réjouissante tout d'abord par l’humour, souvent désopilant, qui accompagne les aventures picaresques du dernier des Sijilmassi ; ensuite, parce que ce ton léger ne saurait occulter le caractère sérieux du propos. Fouad Laroui réussit ici une oeuvre ambitieuse avec, notamment, un regard interculturel sur les façons différentes d’alimenter de part et d’autre de la méditerranée, nos connaissances philosophiques et historiques. Fouad Laroui nous fait ainsi naviguer parmi les héros de notre école républicaine dans laquelle Adam a baigné, nos philosophes des Lumières, ceux qui forcèrent des tabous, déclenchèrent le progrès et forgèrent notre idéal de justice. A Azemmour, Adam fera surgir du vieux coffre en bois, tels des génies sortant de leur lampe, les Ibn Tofail, Ibn Rochd (Averroès), Al-Maarri, Al-Jahiz, Avicenne... Adam qui ignorait presque leur existence va comprendre la portée des œuvres de ces autres philosophes, ces autres héros de l’investigation scientifique, ceux de l’Islam des Lumières. Et sa stupéfaction est grande lorsqu'il découvre les précurseurs de nos Descartes, Pascal ou Voltaire chers à son lycée Lyautey.
Et Fouad Laroui ne peut alors se contenter de les faire correspondre. Adam ne peut s’empêcher d’opposer cet islam éclairé, rayonnant des Xème, XIème, XIIème siècles qu'il vient de découvrir, à l’islam obscurantiste d'aujourd'hui en ce début de XXIème siècle [Adam imagine Ibn Tofail, ressuscité, expliquant posément ses idées devant les autorités religieuses saoudiennes ou les talibans, en Afghanistan, aujourd’hui. Commotion…Stupéfaction générale…Indignation. On crie à l’hérésie… Allahuma hada munktar… « Saisissez-vous de lui ! » Quelques minutes plus tard, le digne vizir est exécuté sur la place publique. On le décapite, on le brûle, on l’écartèle.] P168
Les tribulations du dernier des Sijilmassi est un roman intelligent à recommander également à tous ceux qui cherchent, à travers les interrogations d’Adam, à dénouer aussi certains des fils de l’histoire complexe et passionnante du Maroc d’aujourd’hui.
© Alexandre Garcia - Centre International d’Antibes
1. Lire Une année chez les Français (2010). Le jeune Mehdi Khatib, élève brillant d’un village au pied de l’Atlas, reçoit une bourse pour poursuivre ses études au lycée Lyautey. II va découvrir l’étrange culture des Français. Pour ce roman et pour Les tribulations du dernier des Sijilmassi, Fouad Laroui s’est largement inspiré de sa propre expérience, lui qui, après avoir été scolarisé au lycée Lyautey obtiendra le diplôme d’ingénieur de la prestigieuse Ecole nationale des Ponts et Chaussées de Paris. De retour dans son pays, Fouad Laroui travaillera non pas pour le fictif Office des bitumes du Tadla mais pour l’office Chérifien des Phosphates de Khourigba (secteur clé pour l’économie du Maroc) qu’il quittera. Il est aujourd’hui un écrivain francophone reconnu. Il vit et enseigne aux Pays-Bas.
2. Alexandre le Bienheureux (1967) film français réalisé par Yves Robert avec Philippe Noiret est un éloge à la lenteur et à une autre façon de vivre, loin des contraintes et du stress.
3. Lire également l'Étrange affaire du pantalon de Dassoukine (2012), prix Goncourt de la nouvelle.