Edito du mois

Trésors culturels sur Youtube

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Youtube offre une tribune à tous. En cela, on pourrait parler d’un outil démocratique, encore que la censure à deux vitesses qui s’y exerce laisse songeur. Toujours est-il que cet espace permet à des personnalités et des approches diverses de s’y exprimer. Aujourd’hui, gros plan sur une chaîne dédiée aux happy few et à  ses quelques centaines de viewers.

 

Pourquoi parler d’une chaîne qui capte si peu l’attention du grand public ? Pour la même raison que certains lisent réellement Dante ou Proust sans y être contraints : parce qu’il s’agit d’un travail de passionné. Nous parlons de la chaîne d’Alexandre Gennevois, alias Kid Charlemagne (pseudonyme se référant à la série Malcolm), un amoureux à la fois de la littérature classique et de la culture pop. Son ambition : réconcilier ces deux éléments. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il ne s’agit pas d’enfoncer une porte ouverte car même si des films ou séries que mes propres enseignants auraient regardé jadis avec dédain ont conquis désormais leurs lettres de noblesse, au point qu’on juge légitime de les aborder et de les étudier à l’université et sur France Culture, auprès du grand public, un mépris mutuel voire une ségrégation perdurent. Les geeks et les « littéraires » continuent de se regarder en chiens de faïence. Les premiers se cantonnent souvent, quand ils lisent, à la « littérature de genre » (science-fiction et heroic fantasy, essentiellement), dédaignant la littérature n’appartenant pas à ces genres. Les seconds en revanche vont plus facilement et un peu plus souvent vers les séries et les films de la culture pop. Néanmoins, sévit une forme de snobisme des uns envers les autres. Les geeks « purs et durs » trouvent snobs les littéraires et inintéressants les romans et essais de facture classique. Les littéraires « classiques » jugent infantiles les geeks et leur approche du roman ou de la littérature un général. Il faut hélas reconnaître un fond de vérité dans ces jugements, et notamment dans le deuxième cas. Kid Charlemagne quant à lui, rappelle ce clivage et ne le nie en rien mais il pose la question en des termes différents, non pas de « rage de distinction », comme dirait Rousseau, mais de goût et d’intérêt personnel. Les catégories culturelles et sociales, et les processus d’identification y étant associés, comptent moins que le plaisir individuel et singulier.

Ni universitaire ni geek militant, Kid Charlemagne propose des parallèles audacieux. Par exemple lorsqu’il rapproche l’attitude des frères Guermantes lors d’un dialogue qui les réunit, de la complicité liant Gomez et Fétide Addams, les esprits traditionalistes feraient la grimace. Pourtant, en y réfléchissant deux minutes, le recoupement se justifie. Dans ce dialogue issu du Côté de Guermantes, les deux personnages manifestent un esprit potache étonnamment proche des films de Barry Sonenfeld. On ne peut apprécier cette superposition que si l’on ne s’interdit rien et que l’on n’érige pas un mur de solennité entre les genres artistiques. Cela dit, Kid Charlemagne ne cherche pas non plus à trouver de connexions là où il n’y en a pas, il ne joue pas l’originalité pour l’originalité, il se laisse guider par son goût, comme le faisait Bachelard qui citait dans une même page Baudelaire et un obscur poète qu’il avait déniché aux puces ou chez un libraire des quais de Seine. Nous parlons ici d’une liberté de ton dont beaucoup voudraient se revendiquer, notamment les enseignants à l'université et les intervenants de France Culture, mais qui en dépit de leurs qualités n’y parviennent généralement pas, pour des raisons liées au « sérieux » de leur carrière et de leur institution ou encore des raisons de limitations personnelles. En dépit de « l’esprit d’ouverture » proclamé par France Culture, on est souvent plus proche de l’esprit de chapelle. Qui oserait en effet rapprocher Baudelaire de Docteur House, par exemple, ou rappeler le goût prononcé pour la provocation et les mauvaises blagues du grand poète ? Quasiment personne. Et pourquoi ? Mais parce qu’à part Les fleurs du mal, on ne lit pas les autres écrits de Baudelaire, et qu’on laisse un ou deux spécialistes les étudier. Baudelaire est avant tout un militant du beau, un artiste engagé non pas politiquement, acception très étroite et contemporaine de cette notion, mais esthétiquement. Il suffit de jeter un œil à ses Écrits sur l’art. Il faudrait tout simplement se décrisper un peu quand on aborde de grandes figures de la littérature.

Alexandre Gennevois a découvert Proust il y a environ deux ans, une véritable révélation. Ce fan de Stendhal et de Baudelaire a choisi de s’ intéresser à Proust pour des raisons qui lui sont propres. En effet, à chaque fois qu’au détour de ses lectures il croisait le nom de Proust, on insistait sur l’importance de l’amour passion, de la jalousie et de l’art chez le grand romancier. Or ce sont les thèmes de prédilection du youtubeur. Il y avait donc bien des éléments chez Proust pour lui plaire, à tel point qu’il a consacré 17 podcasts à l’auteur du Côté de chez Swann. Jamais je n’ai entendu une parole aussi libre, aussi spontanée et « originale » sur Proust. Bien des « grands » se sont exprimés à ce sujet. On trouve sur youtube des enregistrements de différents intellectuels prenant la parole sur le romancier : Duras, Sollers, Barthes... Des propos certes intéressants mais les personnalités en question semblent avoir du mal à se « déprendre » d’elles-mêmes, comme dirait Foucault : on entend des auteurs de renom, n’oubliant jamais qui ils sont et quelle est leur aura, donner un éclairage certes passionnant mais un brin sentencieux. C’est humain mais un peu limité. Or Kid Charlemagne n’est ni enseignant ni chercheur ni un auteur reconnu (il le deviendra peut-être quant à cette dernière catégorie). Il n’est lié par rien, retenu par aucune institution, aucun complexe, aucun prestige à préserver. Enfant de la télé -revendiqué comme tel- venant d’un milieu modeste et peu cultivé, il ne doit qu’à sa propre curiosité ce qu’il a découvert et aimé. Il n’a rien à prouver, rien à vendre, et vit de façon marginale -ce sont ses propos- de telle sorte que ramener des viewers à tout prix ne compte guère pour lui. Qu’on s’entende bien, la marginalité, une marginalité réelle dans ce cas et non pas fantasmée comme trop souvent, n’est en rien la garantie d’une qualité. En revanche, elle assure une liberté de ton. Cet espace de liberté, Alexandre s’y engouffre pour notre plus grand plaisir.

Vous vous intéressez à des concepts dans l’air du temps, comme la confiance en soi ou la ringardise ? À la télévision d’hier et d’aujourd’hui ?  Aux jeux vidéos ? À la différence fondamentale entre l’amour passion et le couple ? Aux réactions excessives face aux spoilers ? À la manie devenue ridicule de l’objectivité et l’exhaustivité ? Vous trouverez bien un podcast qui vous concernera. Parfois, Alexandre s’emporte, on partage ou pas son émotion mais le discours reste en cohérence avec ce qu’il est. Jamais il n’adopte l’attitude du donneur de leçon quand il touche à des sujets pouvant se connecter au développement personnel. D’une part, ça lui irait mal, d’autre part, il a mieux à faire : proposer une analyse. Et ce sont ses analyses dont son public raffole. A titre d’exemple, pour aborder la dialectique talent/vocation, il met en parallèle deux films de 1997 qui ont marqué le cinéma : Bienvenue à Gattaca et Will Hunting. Un rapprochement tellement clair qu’il semble évident. Mais si c’est le cas, pourquoi personne ne l’a jamais mentionné ?

C’est sans doute dans ses podcasts consacrés à la littérature et notamment à Proust que Kid Charlemagne donne la pleine mesure de son talent : le temps selon Proust, l’amour, l’humour, les personnages, le snobisme des faux lecteurs de Proust. Il nous gratifie même d’extraits de livre audio tirés de la Recherche compilés dans une vidéo dédiée à l’humour. Car Kid Charlemagne parle aussi de livre audio. Eh non, ce n’est pas indigne de « vrais lecteurs ». Le youtubeur avoue qu’il était lui-même victime d’un préjugé négatif à propos du livre audio. Mais il a compris en entamant Proust, et au vu de thématiques du Côté de chez Swann qui au départ lui parlaient peu, avoir eu besoin d’un « tapis volant ». Et une fois ce cap franchi, il était pleinement dans Proust au point de coupler le livre audio à la lecture. Ne vous privez pas : Le tome 3, Le côté des Guermantes est en ligne sur youtube (pour combien de temps ?), et c’est un régal. Les excellents Robin Rennuci et Guillaume Galliene, de la Comédie française, y interprètent le texte comme personne. Même ceux qui éprouvent quelques réticences face au livre audio ou à Guillaume Galliene succomberont.

Alexandre Gennevois a fait un choix radical, raisonné mais pas forcément raisonnable, celui de la passion d’une vie vouée à l’art, au détriment de la sécurité et de l’avenir. Il travaille sur différents sujets parmi lesquels un roman dédié aux camgirl, tout au moins à une catégorie de camgirl, en lesquelles il voit les successeurs des courtisanes d’autrefois. On ne saurait le soupçonner d’un militantisme autre qu’artistique. C’est son seul but. Il faut être logique : si l’on trouve digne d’intérêt la vie de courtisanes de toutes les époques et de cocottes de la Belle Epoque, c’est-à-dire de prostituées, ayant fréquenté voire inspiré des artistes, alors on peut admettre une résonance du phénomène dans le monde contemporain. 

En dépit du caractère confidentiel de sa chaîne, Alexandre Gennevois a tout de même attiré l’attention de Henri de Montvallier, professeur agrégé de philosophie et certifié de lettres modernes, qui a par ailleurs collaboré avec Michel Onfray. Henri de Monvtallier est intervenu dans plusieurs podcasts de la chaîne de Kid, consacrés aux série télé ou à l’enseignement de la philosophie.

Si vous êtes animés d’un brin de curiosité et que le cinéma et la littérature vous intéressent, vous trouverez certainement quelque chose qui retiendra votre attention sur la chaîne de Kid Charlemagne.

© Olivier Dalmasso  - Centre International d’Antibes 

 

 

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