Le monde d'avant de Marc Lambron de l'Académie française, Grasset, 92 pages, janvier 2023

C’est un retour vers notre passé auquel Marc Lambron nous invite. Ce monde d’avant, hors d’âge, c’était celui des années 1920 à 1960. Loin de Paris, la France d’alors accédait peu à peu à la modernité avant que la modernité ne le recouvre de poussière. Ce monde englouti, Marc Lambron le ramène à la vie. Les 92 pages de son court récit vont se remplir de gens touchants de simplicité et de dignité, affrontant avec courage et ténacité une vie difficile dans une France si différente. Elle nous semble tellement étrangère aujourd’hui…c’était pourtant le quotidien de nos grands-parents ou arrière-grands-parents.
Tout a radicalement changé depuis. Dans cette France d’un autre temps, les régions maintenaient une très forte identité. L’uniformisation n’avait pas encore entrepris d’effacer les particularités locales. Les objets ne pullulaient pas encore, et la langue française cohabitait avec des patois profondément enracinés, comme l’étaient tout autant les rôles genrés. [Dans le Morvan et le Neversois avait cours un lexique, un patois ainsi que les habitants le qualifiaient eux-mêmes, dont nombre de vocables remontaient aux temps du royaume de Bourges. Ils s’inséraient dans une conversation respectant la syntaxe du français courant, mais avec une saveur locale qui conférait son relief à des termes restant énigmatiques à l’étranger de passage.] P59
Nous sommes à Imphy du temps de ses hauts-fourneaux hérités de la révolution industrielle, première grande mutation vécue par ce gros bourg du département de la Nièvre dans la région Bourgogne-Franche-Comté. C'est là, au milieu de la campagne nivernaise que Marc Lambron puise ses racines. L’histoire familiale, entremêlée à celle d’Imphy, va entraîner l’académicien dans sa quête de souvenirs, d’anecdotes, de parcours individuels afin de ressusciter les modes de vie, les valeurs et les croyances qui structuraient autrefois, ce monde. Les premières pages de ce petit livre servent d’antidote à la nostalgie qui risque de nous assaillir. La France d’alors, celle de 1930 est profondément inégalitaire, voire ségrégationniste. La dynamique démocratique n'interviendra que quinze ans plus tard à la fin de la seconde guerre. Pour l'heure, à [Imphy, capitale des aciers spéciaux] P14, les relations sociales, héritées du XIXe siècle, sont zolesques. Ainsi [les ingénieurs s'opposent à ce que les enfants d'ouvriers se rendent à Nevers dans les cars Chausson, ayant décrété qu'ils leur sont réservés. La compagnie Wattrelos y suppléa en armant des bus destinés à cette plèbe. On aurait pu se croire dans l'Arkansas des années 1930 mais c'était la Nièvre de la même époque.] P24
Tout comme les idéaux républicains, le progrès social tardera lui aussi à pénétrer dans les chaumières dépourvues de tout ce qui fera bientôt le confort moderne [les sanitaires se ramenaient à des pots de chambre, des tinettes, des cabanes au fond du jardin. On regroupait l'hiver les lits dans la pièce à vivre, la seule dotée d'une cheminée (...) La lessive était un rite collectif. Le lundi, les hommes en relâche d'usine étaient requis pour empiler le linge sale dans une brouette, la bérouette, qu'ils poussaient jusqu'aux bords de Loire.] P28
Bientôt arrive la guerre, ses bravoures, ses lâchetés, ses privations [Le souci immémorial de conjurer la faim qui a hanté tous les siècles du monde, est ravivé par les restrictions de guerre] P35 La pauvreté est l'état que partagent ces petites gens.[La tonte des moutons fournit la laine qui, cardée en atelier, sera filée en gants, mitaines et chaussettes. Une fois écorchés et cuisinés, les lapins de clapier voient leur peau vendue au collecteur ambulant (...) Les femmes brodent chez elles nappes et mouchoirs, ou des napperons ajourés destinés à l'ornement des buffets. A l'occasion, on acquiert de la toile de drap auprès de marchands ambulants venus d'Auvergne. On y taille des pièces utilisées pour langer les enfants.] P46-47 On continuera à faire face avec courage à cette vie rude, jusqu'à ce que les Trente glorieuses n'introduisent l'idée que le bien-être n'est pas que l'apanage des puissants.
L'accès à l'instruction fut l'un des piliers de cette volonté politique née avec la Libération et que la IVe République d'abord, puis la toute nouvelle Ve République se chargèrent d'organiser, permettant la métamorphose du pays dès les années 1950; les jeunes en furent les premiers bénéficiaires. Garçons, et désormais filles, allaient s'élever, lévitant au-dessus de leur classe sociale, soustraits miraculeusement à elle qui aurait dû les maintenir dans cet immobilisme séculier. Ce fut le cas de la mère de l'écrivain [A 18 ans, elle décrocha le baccalauréat. Pour une fille de l'époque et de sa condition, c'était remarquable.] P64 Devenue institutrice, [elle accomplissait sa mission républicaine (...) ma mère accueillait des enfants de paysans et de bûcherons. Elle les alphabétisait. Pour certains d'entre eux, le français était une terre de promesse, le patois restait leur idiome premier] P64 Cette France rurale était en train de s'ouvrir au monde. Un changement de valeurs traversait le pays, amplifiait une quête nouvelle dont celle des femmes enfin promises à un nouvel avenir. L'exode rural et l'ascenseur social remplissaient leur office. Leurs promesses de vie meilleure arrachaient les jeunes à leurs terres, à leur condition et à leurs racines, les déversant dans les villes. Nous voici dans les années 1960, la métamorphose de la France bat alors, son plein [C'est la France du Général et de Leny Escudero, des DS21 et des bidonvilles, aubes radieuses sur les cités nouvelles, passage ennuagé de Nounours et du Marchand de sable, conscrits au bal du samedi soir et catherinettes coiffées, apothéose d'Astérix, douleur des rapatriés, douce voix de Françoise Hardy, cinémas avec court-métrage et actualités, cerises sapides sur les marchés, télévision en noir et blanc, Jean-Luc Godard et ses lunettes noires, bikinis sur les plages...] P80.
Marc Lambron justifie son entreprise en nous révélant ce qui l'a motivé [M'intéresse plutôt la poésie du temps, l'exactitude de ce qui fut, la beauté du révolu. Par-delà son étrangeté qu'accroît la distance, le monde d'avant me retient par ses harmonies transmises, les silences de son courage, sa pudeur] P61 Il offre au lecteur un joli récit qui exhume une vie oubliée. Il nous aura permis d'appuyer sur pause, de rembobiner notre propre histoire qui file trop vite, pour observer avec une attention anthropologique, d'où nous venons et qui nous étions naguère.
© Alexandre Garcia – Centre International d'Antibes