L'écume de St-Germain-des-Prés
La sortie du film événement, L’écume des jours, adapté de l’œuvre de Boris Vian par Michel Gondry, nous invite à replonger dans l’univers de Saint-Germain-des-Prés, quartier singulier de Paris qui fut bouillonnant par sa vie artistique. Ce quartier a trouvé son âme grâce au pouvoir d'attraction qu’il a exercé sur les intellectuels depuis le XVIIe siècle. Ces derniers, dès lors qu’ils passaient à Saint-Germain, y laissaient l’empreinte de leur talent. Parmi ces artistes inoubliables, Boris Vian, auteur, musicien et poète. Une personnalité, aussi controversée que ses romans, qui anima autant les cercles littéraires que les clubs de jazz de l'après-guerre.
La grande époque de Saint-Germain-des-Prés
Le quartier de Saint-Germain-des-Prés constitue le 6° arrondissement de Paris. Il s'étend sur la Rive Gauche de la Seine face au Louvre, sur la Rive Droite, et à l'Île de la Cité. Déjà au XVII siècle, les Encyclopédistes se réunissaient au café Landelle, rue de Buci ou au Procope qui existe toujours, de même les futurs révolutionnaires Marat, Danton, qui habitaient le quartier.
De 1921 à la fin des années 50, la librairie Le Divan, du même nom que la revue littéraire qu'elle éditait, éveilla l’esprit littéraire. Au cours du XXème siècle, le quartier de Saint-Germain-des-Prés reste synonyme de vie littéraire et artistique et de nombreux cafés créent leur propre cercle ou même leur prix littéraire. Le café des Deux Magots fonde le prix de Saint-Germain-des-Prés dont le premier lauréat est Raymond Queneau pour Le Chiendent. L’importance des cafés s’accroît et Léon-Paul Fargue, dans Le piéton de Paris, qualifie ainsi les trois grands cafés de Saint-Germain (Le Flore, Les Deux Magots et la brasserie Lipp) de " véritables institutions aussi célèbres que des institutions d’Etat ".
Pendant la seconde guerre mondiale, malgré les couvre-feux, les cafés de Saint-Germain-des-Prés sont les derniers endroits de rencontre et d’échange de la capitale, fréquentés par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir.
A la libération, le théâtre d’avant-garde prend son essor. Au Théâtre de Babylone est présenté le texte En attendant Godot de Samuel Beckett. En 1956, La machine à écrire de Jean Cocteau est jouée au Théâtre de l’Odéon et en 1960, Rhinocéros de Ionesco au Théâtre Récamier.
Cependant, les mondes de la scène et de l’écriture ne sont pas les seuls à être attirés par Saint-Germain-des-Prés. Peintres et photographes sont nombreux à s’y installer. En 1937, Picasso termine Guernica dans son atelier rue des Grands Augustins où son ami Man Ray lui rend régulièrement visite.
Le monde de la chanson y trouve aussi refuge Léo Ferré se produit à la Fontaine des Quatre Saisons et nombreux sont les auteurs compositeurs interprètes qui évoluent dans le quartier : Georges Brassens, Jacques Brel, Charles Trénet, Guy Béart, Charles Aznavour et Serge Gainsbourg. Ils s’y retrouvent le jour dans les grands cafés, la nuit dans les caves tel que le Bar Vert ou le Tabou qui firent tant scandale à l’époque. Dans ces caves à
musique, les artistes noctambules écoutent le jazz Nouvelle Orléans et le Be Bop qui sont introduits au Club Saint-Germain ou au Blue Note par Sidney Bechet, Miles Davis ou Duke Ellington. Juliette Gréco et Anne-Marie Cazalis y sont les reines de la nuit, égéries du courant existentialiste.
Après la Seconde Guerre mondiale, le quartier de Saint-Germain-des-Prés est devenu un haut lieu de la vie intellectuelle et culturelle parisienne. Le quartier est maintenant moins prestigieux sur le plan intellectuel qu'à cette époque. Cependant les artistes y flânent toujours, appréciant l'ambiance du café Les Deux Magots ou du Café de Flore. À la brasserie "Lipp" se réunissent les journalistes, les acteurs en vue et les hommes politiques comme le faisait François Mitterrand.
BORIS VIAN (1920-1959)
Le jazz
« Sans le jazz la vie serait une erreur » disait Boris Vian.
En juin 1940, la jeunesse parisienne anarchiste ou apolitique affiche une anglophilie rebelle face à leurs parents pétainistes. Ces "Zazous" tirent ce nom d'un titre de Cab Calloway, le compositeur de Minnie the Moocher, un des grands classiques du jazz des années 30. L'état d'esprit séduit Boris Vian, sans pour autant le pousser à adhérer aux modes vestimentaires des Zazous. En 1937, il s'inscrit au Hot Club de France, un lieu à l'époque unique, puisqu'on peut y écouter des disques américains introuvables dans le commerce. Un rendez-vous qui permet à Vian de se familiariser au jazz venu directement d'outre-Atlantique. En 1945, la jeunesse Zazou se retrouve dans les caves et les clubs du quartier latin. Le Tabou, la Rose Rouge, le Club Saint-Germain deviennent les endroits où l'on peut rencontrer des futurs grands noms de la culture française: Simone de Beauvoir, Jacques Prévert, Raymond Queneau, Samuel Beckett, et même Jean-Paul Sartre qui évoque, à propos de cette profusion d'idées nouvelles, "une aventure extraordinaire". Et, malgré la fréquentation de ces existentialistes – Sartre surtout – Boris Vian garde en mémoire la Pataphysique, la "science des solutions imaginaires" lancées par Alfred Jarry dans un
ouvrage paru en 1911. Le trompettiste devient l'épicentre de ce microcosme qui se rassemble chaque soir autour du jazz. Devenu figure emblématique de Saint-Germain-des-Prés, il est à l'origine de rencontres incongrues, comme celle entre le pianiste Duke Ellington et Queneau, ou entre Miles Davis, Sartre, Picasso et Juliette Gréco. Pour cette dernière, Boris Vian va composer quelques morceaux, ainsi que pour Serge Reggiani. Il devient également chroniqueur pour la revue de Sartre Les Temps Modernes, où il publie la "Chronique du menteur". A la revue Jazz Hot du critique musical Charles Delaunay – fondateur du Hot Club de France dont Vian était membre – il dédie un grand nombre d'articles sur le jazz. Dès 1945, il participe au Studio d'essai, puis au Club d'essai, un atelier de production audiovisuelle rattaché à la RTF et dirigé par Pierre Schaeffer – qui aura la révélation de la musique concrète dans ce même Club.
La littérature
Son premier roman célèbre (sous l'hétéronyme de Vernon Sullivan) est J'irai cracher sur vos tombes, écrit en 1946. Le roman est très controversé, notamment parce qu'il est retrouvé sur les lieux d'un crime passionnel. Boris Vian est condamné en 1950 pour outrage aux bonnes mœurs. Les romans qui suivent sont tout aussi noirs et sarcastiques : Les morts ont tous la même peau, Et on tuera tous les affreux et Elles se rendent pas compte.
Si les œuvres à succès, signées Vernon Sullivan, ont permis à Vian de vivre, elles ont aussi occulté les romans signés de son vrai nom, œuvres plus importantes à ses yeux. D'après lui, seuls ces derniers avaient une véritable valeur littéraire. Son roman L'écume des jours, en 1947, appuyé entre autre par Queneau et Gallimard, ouvre des espoirs à Boris Vian en matière de littérature. Or la "jazz attitude" dont est imprégné l'auteur se retrouve dans ses écrits. Les premières lignes de L'écume des jours seraient inspirées d'un chorus du saxophoniste Ben Webster. Lors d'une interview pour la chaîne Arte, le réalisateur Philippe Kohly explique comment Vian "écrit vite et rature peu. Il tient d'abord à la spontanéité du ton. Il se lance comme un saxophoniste sur son thème et il improvise. […] La vérité du moment sera la bonne." Puis, 1951 et 1952 seront des années sombres pour Boris Vian. Il vient de quitter son épouse Michelle Léglise, dont il a eu deux enfants, Patrick en 1942 et Carole en 1948. En 1954, il se remarie avec Ursula Kübler.
Son œuvre connut un immense succès public posthume dans les années 1960 et 1970, notamment pendant les événements de mai 1968. L’écume des jours publié en 1947 (adapté au cinéma par Michel Gondry avec Romain Duris et Audrey Tautou- voir notre coup de cœur cinéma) demeure l’un des plus célèbres. Dans un univers mêlant quotidien et onirisme, ce roman conte les aventures de Colin, de Chick, d’Alise et de la belle Chloé. Deux histoires d’amour s’entremêlent puis au gré du roman, la légèreté et l’innocence sont progressivement défigurées par le drame. Un classique moderne, salué à sa sortie par Raymond Queneau comme « le plus poignant des romans d'amour contemporains. »
La chanson
Ses romans sont peu remarqués, et il décide de quitter l’univers du jazz. A partir de 1954 il va donc s'orienter vers la chanson. D'abord parolier, il va chanter ses propres textes, faute d'interprète. C'est d'ailleurs lors d'un concert aux Trois Baudets en 1955 qu'il aurait impressionné le jeune Gainsbourg, au point de le pousser à se lancer dans la chanson. Les chansons qu'écrit Vian sont originales, soit dignes d'un engagement « anarchiste » contre les institutions, soit drôles et saugrenues – une veine qu'il partage avec son ami Henri Salvador. Des chansons comme Le Déserteur font échos à d'autres plus farfelues comme Le blues du dentiste ou La java des bombes atomiques, et contribuent à créer un univers absurde, décalé, touchant et loufoque. Un univers qui ne sera pourtant associé à Boris Vian qu'après sa mort prématurée en 1959.
© Muriel NAVARRO - Centre International d'Antibes