Edito
Poisson d’avril un jour, poisson d’avril toujours01/04/2024
Dans le monde d’avant, on avait coutume d’accueillir ce mois qui marque l’installation du printemps, avec les fameux poissons d’avril, traditionnelles blagues aussi surprenantes que drôles, annonçant le plus sérieusement du monde, des faits totalement fantaisistes. A l’école ce jour-là, les élèves se faisaient une joie de casser la routine de la classe en accrochant dans le dos de leurs camarades et parfois même de leur professeur, un dessin de poisson découpé dans du papier. Aujourd’hui, si cette tradition perdure, les poissons d’avril n'attendent plus l’arrivée du quatrième mois de l’année pour envahir notre quotidien.
Le poisson d’avril, une tradition bien ancrée
Cette tradition dont l’origine remonterait au XVIIe ou XVIe siècle, voire au XVe si l’on en croit les différentes recherches et hypothèses retenues1 se répandit dans bon nombre de pays occidentaux dont la France. Au XXe siècle, elle se développa encore chez nous, redoublant de créativité dans l’après-guerre à la faveur de l’essor des médias et à la prospérité des Trente Glorieuses. C’était l’époque où la presse, la radio et la télévision s’en donnaient à cœur joie. L’arrivée du mois d’avril donnait lieu à toutes sortes de supercheries, canulars et blagues d’un jour, même les médias les plus respectables et respectés n’y résistaient pas et lançaient leur information fantaisiste pour piéger grand nombre de lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs.
Parmi ces poissons d’avril je citerais celui qui illustre notre article, créé par le très sérieux Télérama, hebdomadaire qui, depuis des décennies, fait référence en matière d’actualités culturelles. En 1985, ses lecteurs découvrirent une chanteuse, Léna Marie en couverture et longuement présentée dans le numéro 2773. Je me souviens encore de ma déception lorsque, après quelques minutes d’errance parmi les rayons du célèbre magasin La FNAC de Nice, un vendeur à qui je faisais part de mon incompréhension en constatant l’absence de la nouvelle pépite de la scène m’apprit, quelque peu goguenard, que Léna Marie n’était qu’une illusion créée de toute pièces par Télérama pour célébrer le premier jour du mois d’avril.
En dehors de la sphère médiatique, un autre territoire de prédilection où batifolaient les poissons d’avril était et reste l’école. Encore aujourd’hui, cette activité demeure très prisée à la fois par les enfants et par les enseignants qui rivalisent d’imagination pour lancer des blagues amusantes en classe et dans leur établissement. Certains enseignants profitent aujourd’hui du premier avril pour le dédier à l’éducation aux médias, mettre en lumière la crédulité du public et sensibiliser leurs élèves aux pièges de la manipulation informationnelle.
Des poissons d’avril en veux-tu en voilà
Depuis maintenant de nombreuses années la joyeuse farandole des poissons d’avril a déserté les médias qui osent de moins en moins créer le leur. L’heure est grave et n’est plus à la plaisanterie. Le postulat de départ : notre public va être d’autant plus surpris qu’il a confiance en nous, et qu’il ne s’attend pas à ce que nous lui fournissions une fausse information n’a plus cours. Aujourd’hui les fausses nouvelles, les infox, sont devenues monnaie courante. Les poissons ne sont plus seulement d’avril, ils sont devenus quotidiens. Les médias traditionnels ont beau travailler consciencieusement selon une charte déontologique2 qui les met à l’abri de répandre de fausses informations, ils se trouvent débordés à coup de logarithmes par ceux qui, à travers les réseaux-sociaux et les plateformes, créent des vérités alternatives, des contre-vérités échappant à toute vérification. Initiées par de simples individus, ou bien par des militants au sein de mouvances, ou encore par des groupes organisés cherchant à atteindre des buts politiques de propagande. L'infox ne cherche plus à être drôle. Le canulard a cessé de faire sourire pour devenir une arme de manipulation massive.
Aujourd’hui, la Vérité est contredite par le flou que provoque le flux d’informations contradictoires qui s’entrecroisent dans un espace ouvert à la liberté d'expression, donc réticent à toute entrave règlementaire. Manipuler l’opinion publique des pays démocratiques afin de l'émiéter, la dissoudre ou la faire basculer est devenu un objectif et une tâche à laquelle s'emploient des armées de trolls visant la déstabilisation d'un pays. Les valeurs qui fondent nos démocraties se diluent dans une gigantesque mélasse informationnelle où tout est dit, tout a son contraire, tout finit par se valoir alors que, de leur côté, les régimes autocratiques façonnent et protègent leur opinion publique en la plaçant sous un dôme médiatique hermétique à toute voix dissonante.